petite incursion dans un décor plus ou moins familier

Ce qui fait la force des romans Maigret, en dehors de son personnage principal, c’est la description de lieux, d’atmosphères, que le commissaire aime à renifler et dont il s’imprègne, afin de mieux cerner la psychologie des protagonistes du crime qu’il doit élucider. C’est en rôdant dans les endroits où les victimes ont vécu, en se substituant à celles-ci pour mieux s’intégrer dans leur cadre de vie, que Maigret cherche – et trouve – la vérité sur les mobiles d’un crime. Décors et lieux ont donc leur importance, parce qu’ils sont partie intégrante de la vie d’un être, et indissociables de celui-ci.

A fortiori, les lieux où évolue le commissaire lui donnent à son tour un cadre, et finissent par faire aussi un peu partie du personnage. Parmi ces lieux, il en est deux qui ont un statut privilégié. Si l’on met de côté les rues populeuses de Montmartre, les décors maritimes et ceux fluviaux des écluses, les réminiscences “saint-fiacriennes” ou les berges de la Seine, il nous reste les deux pôles, ou pour mieux dire les deux havres entre lesquels le commissaire navigue sans cesse dans sa quête infinie de l’Homme: d’un côté son appartement boulevard Richard-Lenoir, où Mme Maigret veille en vestale sur le sacro-saint ragoût mijoté – et si souvent réchauffé ! -, et de l’autre les locaux de la PJ au Quai des Orfèvres, où Maigret joue les accoucheurs de vérité dans son bureau transformé en confessionnal.

Quand on choisit de représenter cinématographiquement une enquête de Maigret, il est des choix à faire: quels lieux vont évoquer au mieux cette fameuse “atmosphère”, quels décors vont “encadrer” au mieux l’action et le personnage principal ? Va-t-on privilégier un cadre plus ou moins contemporain de l’écriture des romans? Ou va-t-on plutôt insérer le commissaire dans le Paris tel qu’il est au moment d’un tournage ? Si ce dernier choix pouvait se justifier sans trop de peine pour la série avec Jean Richard, au moins dans ses débuts (en un temps où Paris tel qu’on pouvait le filmer n’était pas si loin du Paris décrit dans les romans), on comprend le choix différent fait pour la série avec Bruno Crémer: à part quelques lieux qu’on espère immuables, comme la façade du Quai des Orfèvres, ou les berges de la Seine, il est de plus en plus difficile dans le Paris d’aujourd’hui de retrouver les décors des romans.

Comment trouver alors un cadre qui convienne au commissaire dans n’importe quelle situation ? Un lieu permet de jouer ce rôle, un lieu qui peut, par des détails caractéristiques, évoquer pour le lecteur devenu téléspectateur, une familiarité qui entoure Maigret: c’est celui de son bureau. Tout lecteur des romans Maigret connaît au moins quelques signes distinctifs du bureau du commissaire: le poêle, la cheminée où trône la pendule de marbre noir qui retarde toujours, la fenêtre avec vue sur la Seine, la table où traînent piles de dossiers et de sandwiches, et la porte qui donne dans le bureau des inspecteurs. Eléments essentiels, dont il faut retenir les minima pour que le lecteur-téléspectateur retrouve une ambiance qui lui permettra de re-connaître sur l’écran ce que son imaginaire a créé à la lecture… On ne peut donc pas passer à côté, dès qu’on envisage de porter à l’écran un roman, de représenter le commissaire dans son cadre familier du bureau du Quai des Orfèvres.

On peut sans peine imaginer que le décor du bureau de Maigret n’est pas resté immuable, et qu’il a dû fatalement évoluer au cours de la vingtaine d’années qu’a duré la série avec Jean Richard. Ceci d’autant plus que le choix des scénaristes et des réalisateurs aura été de marquer les enquêtes de Maigret de l’empreinte du temps qui passe, et de situer les épisodes dans un Paris et une France qui évoluent. À la différence de la série avec Bruno Crémer, où le choix a été de situer l’action à l’époque des années 50, dans la série avec Jean Richard, le commissaire mène l’enquête dans une France marquée par le changement, et qui se modifie nécessairement entre les débuts du tournage à la fin des années 60 et les derniers épisodes des années 80. Parallèlement, le décor du bureau évolue lui aussi, et entre le bureau “minimal” et forcément gris (télévision en noir et blanc oblige) des débuts de la série, et le bureau presque “design” qu’on connaît dans certains épisodes, il y a un monde – et une mutation qu’on pourra peut-être regretter.

Pour l’ensemble de la série, on peut dégager quelques grandes tendances, qui permettent de répartir les épisodes en plusieurs “périodes”, selon la transformation subie par le décor du bureau.

* la première période est naturellement celle des 18 premiers épisodes (de Cécile est morte à Maigret se fâche), tournés en noir et blanc;

* la deuxième période comprend les dix épisodes suivants (de Pietr le Letton à Maigret hésite), dont le décor est encore assez semblable à celui de la première période, et les modifications sont essentiellement dues au passage à la couleur

* la troisième période, qui comprend six épisodes (de Maigret a peur à Maigret et Monsieur Charles) est celle d’un renouvellement important du décor du bureau, qui prend des allures “design”, certes contemporaines du tournage, mais pas forcément très fidèles au roman

* la quatrième période comprend vingt épisodes (de L’amie de Madame Maigret à Maigret et l’homme tout seul); c’est une période qu’on pourrait qualifier d’essai, où on tente de renouveler le décor du bureau de Maigret mais sans trouver une solution satisfaisante

* la cinquième période comprend dix-neuf épisodes (de Maigret et les braves gens à Les caves du Majestic); le décor, plus ou moins semblable, à quelques modifications près, pour tous les épisodes, comprend quelques constantes: éléments repris des romans ou des périodes précédentes, ou encore détails en “clin d’œil”

* la sixième période regroupe les quinze derniers épisodes (de La pipe de Maigret à Maigret à New York); faute d’avoir à disposition les DVD de ces épisodes (sauf pour deux d’entre eux), la seule chose avérée et constatable est une nouvelle modification du décor du bureau dans l’épisode Maigret et le voleur paresseux.

L’analyse des décors des épisodes se fera donc en fonction des ces regroupements, et sera articulée selon trois lieux où se déclinent les décors de la PJ: